LA MÉMOIRE ÉTOUFFÉE DU CAMEROUN

LA MÉMOIRE ÉTOUFFÉE DU CAMEROUN
15 août 2019 Par Thomas Cantaloube
Mediapart.fr

Yaoundé et Paris entretiennent depuis des décennies un silence coupable sur la guerre d’indépendance et les années de répression qui ont suivi, dans le but de priver les Camerounais de toute référence politique et donc d’imaginer des alternatives à la situation actuelle.
De notre envoyé spécial au Cameroun.– Il faut rouler fort loin dans la vaste banlieue de Douala, puis s’enfoncer dans le dédale d’un quartier où à peine un bâtiment sur dix est en dur, franchir les ornières gigantesques creusées par les pluies, enjamber un égout à ciel ouvert, puis marcher sur une planche en bois et écarter la tôle ondulée qui fait office de porte pour enfin pénétrer dans la maison, ou plutôt la cabane, de Mathieu Njassep. À quatre-vingts ans, il a des problèmes de vue et se déplace avec difficulté, mais possède encore tous ses esprits, ce qui, au regard de la vie qu’il a menée, représente une forme de triomphe sur l’adversité.

Dans la plupart des pays d’Afrique, Mathieu Njassep serait une figure révérée. Au Cameroun, il vit dans un bidonville aux crochets de sa fille. On dit fréquemment que l’histoire est écrite par les vainqueurs et, assurément, Mathieu Njassep n’en fait pas partie. Pour autant, l’homme qui a écrit un livre s’intitulant L’avenir nous donnera raison sait bien que sa stature morale est infiniment supérieure à celle de ceux qu’il a combattus et de ceux qui persistent à l’ignorer, qui sont souvent les mêmes, ou leurs héritiers.

Mathieu Njassep a dévoué sa vie à une cause : celle d’un Cameroun indépendant. Il a rejoint très tôt l’Union des populations camerounaises (UPC), le parti phare de la lutte pour la décolonisation du pays dans les années 1950, qui s’est ensuite engagé dans la lutte armée en faveur de l’indépendance puis contre le régime dictatorial mis en place à partir de 1960 (voir le deuxième épisode de notre série). Au début des années 1960, il est devenu le secrétaire personnel d’Ernest Ouandié, leader de l’UPC à l’époque. Il a ainsi passé dix ans dans le maquis à fuir la répression sanglante d’un pouvoir déterminé à éradiquer toute idée de contestation et même de pluralisme politique. Il a vu le napalm largué par les avions français, il a senti l’odeur des villages brûlés, il a tâté de la torture et des chaînes aux pieds pendant des années.

Finalement arrêté avec Ouandié en 1971, il a eu la chance de voir sa condamnation à mort commuée en prison à vie, avant d’être élargi en 1985 – à chaque fois par la volonté princière des deux présidents omnipotents que le pays a connus, d’abord Ahmadou Ahidjo puis Paul Biya qui n’ont jamais justifié leur décision. Depuis, Mathieu Njassep consacre son temps à l’Association des vétérans du Cameroun (Asvecam), dans un silence tout aussi pesant que l’ostracisme dont il est frappé.

En 1991, l’Assemblée camerounaise a décidé de reconnaître la qualité de « héros national » aux trois leaders historiques de l’UPC : Ruben Um Nyobè, Félix Moumié (tous deux assassinés par la France) et Ernest Ouandié (fusillé par son gouvernement). Mais le processus de réhabilitation s’est arrêté là. Au musée national de Yaoundé, le décret d’application de la loi est reproduit, ainsi que les clichés des morts, mais aucune information supplémentaire n’est livrée aux visiteurs. Un peu plus loin, des dizaines de photos de personnalités emblématiques du Cameroun sont présentées en mosaïque sur un vaste mur : seul un des trois militants y figure, noyé parmi Roger Milla, Samuel Eto’o, Manu Dibango et, bien entendu, Paul Biya au centre.

« Ces trois hommes ont été réhabilités, mais rien ne porte leur nom dans le pays, s’attriste Albert Moutoudou, un ingénieur qui a fait sa carrière en France avant de rentrer au pays pour sa retraite et qui milite aujourd’hui dans ce qu’il reste de l’UPC. Il n’y a même pas un hôpital au nom de Félix Moumié qui était médecin, aucune école baptisée pour Ouandié l’instituteur. » Lorsque la veuve d’Ernest Ouandié est décédée il y a quelques années, son fils, qui voulait se faire bien voir du gouvernement, avait prévu un chapiteau pour accueillir les officiels lors des obsèques. Pas un seul n’est venu et la tente est restée vide.

C’est le choix du président Paul Biya, et donc de l’ensemble des autorités camerounaises : ne jamais évoquer, dans la mesure du possible, la guerre d’indépendance ni celle qui s’est ensuivie dans les années 1960 et 1970, ne jamais faire référence à l’UPC ni à ses héros. Étouffer la mémoire dans l’œuf, tel un nouveau-né qu’on ne veut pas voir grandir.

« Nous avons été victimes d’un lavage de cerveau collectif, on a empêché les gens de connaître leur histoire, raconte Christophe, un vieux militant de l’UPC, sous pseudonyme. Dans les années 1970, beaucoup de gens sont allés en prison parce qu’ils posaient des questions sur la mort d’Ouandié. Jusqu’aux années 1990, on ne pouvait pas prononcer le nom d’Um Nyobè en public sous risque de se faire arrêter. Quand nos parents évoquaient ces histoires, ils le faisaient en chuchotant au coin du feu et nous, leurs enfants, pensions qu’ils racontaient des légendes, de la fiction… »

La guerre puis la dictature post-indépendance font partie des souvenirs enterrés
« Lorsque j’étais écolier à la fin des années 1950 – début des années 1960 –, chaque matin, lorsque je me rendais en classe, il y avait du sang par terre et sur les murs. Dans la journée, j’entendais des tirs d’armes à feu au loin, se remémore Albert Moutoudou. Je ne comprenais pas trop de quoi il s’agissait, et il n’y avait personne pour m’expliquer. C’est uniquement quand je suis arrivé en France pour mes études universitaires que j’ai réalisé ce qui se passait au Cameroun, au moment de la mort d’Ouandié, qui avait été défendu par plusieurs personnalités françaises à l’appel du réseau d’Henri Curiel. »

L’un des rares intellectuels à se pencher sur le sujet avec précision est le grand écrivain camerounais Mongo Beti. Mais son ouvrage Main basse sur le Cameroun, autopsie d’une décolonisation, publié en 1972 aux Éditions Maspero, est immédiatement interdit. À Yaoundé, bien entendu, mais aussi en France, sur demande expresse de Jacques Foccart, le tout-puissant et occulte conseiller aux affaires africaines du gaullisme pendant quarante ans. Il faudra attendre 1976 pour que l’écrivain et son éditeur puissent enfin distribuer leur livre, aujourd’hui considéré comme un « classique » de l’histoire de l’Afrique, dans les librairies de l’Hexagone.

Car en France aussi, malgré un intérêt sporadique (François Mitterrand notamment avait demandé à défendre Ouandié avant sa condamnation, mais il n’avait pas eu le droit de se rendre au Cameroun), la guerre puis la dictature post-indépendance font partie de ces souvenirs enterrés au fond du jardin et recouverts d’une chape de béton armé.

En 2009, le premier ministre François Fillon, en visite à Yaoundé, avait répondu à un journaliste local qui l’interrogeait sur les crimes de la France au moment de la décolonisation du pays : « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé en quoi que ce soit à des assassinats au Cameroun. Tout cela est de la pure invention ! » Mensonge ou ignorance de la part du chef de gouvernement français ? Peu importe finalement, car son attitude s’avérait identique à celle de tous les gouvernants français qui n’ont jamais voulu s’exprimer sur le sujet. Seul François Hollande fera un pas, bancal comme souvent, en faveur de la vérité en 2015 lors d’un voyage officiel à Yaoundé : « Sur la question de l’histoire, c’est vrai qu’il y a eu des épisodes extrêmement tourmentés et tragiques même, puisque après l’indépendance, il y a eu une répression en Sanaga-Maritime et en pays bamiléké… » Il n’ira néanmoins pas plus loin, passant sous silence les années les plus dures de 1955-59, quand Paris était à la manœuvre sans intermédiaire.

Dans son habitation sommaire, le vieux combattant Mathieu Njassep possède toujours la copie d’une lettre adressée au président Hollande au nom de l’Asvecam, missive qui avait également été envoyée à son prédécesseur Nicolas Sarkozy et qui demandait « la reconnaissance d’un contentieux historique et des crimes commis injustement contre le peuple camerounais ». Il n’a jamais reçu la moindre réponse. Il soupire tristement : « Nous sommes simplement des combattants qui voulaient libérer leur pays… On préfère nous ignorer plutôt que de nous écouter ou nous répondre. »

Quand on connaît la résistance obtuse qui existe en France à l’examen de la guerre d’Algérie dans toutes ses composantes, aussi bien sur place qu’en métropole, on comprend mieux la cécité étatique qui entoure la guerre du Cameroun. Celle-ci n’a mobilisé que des militaires professionnels, et en nombre assez faible comparativement aux conflits indochinois ou algériens. La presse de l’époque n’a quasiment rien écrit sur le sujet, et tous les camps politiques sont « mouillés », de la SFIO (ancêtre du Parti socialiste) aux gaullistes.

De surcroît, c’est Paris qui a installé le premier président camerounais Ahmadou Ahidjo et a ensuite entretenu les meilleures relations du monde avec son successeur, en place depuis 1982, Paul Biya. Les conseillers civils et militaires français faisaient partie des meubles dans tous les ministères durant les premières années de l’indépendance, au point que tout le monde répétait : « Le vrai pouvoir se situe à l’ambassade de France. » Les dizaines ou peut-être les centaines de milliers de morts, sachant qu’aucun bilan définitif n’existe, sont donc imputables autant aux pouvoirs français que camerounais.

Du côté de Yaoundé, l’étouffement de cette mémoire participe de l’anesthésie générale qui entoure l’interminable présidence de Paul Biya. Mais c’est surtout la volonté des gouvernants camerounais en poste depuis 1960 de nier toute légitimité, même historique, à ceux qui avaient une autre approche de l’indépendance du pays, et un autre projet d’émancipation, où la laisse française aurait été bien plus longue, voire inexistante.

Car, de l’antépénultième haut-commissaire français Pierre Messmer jusqu’à Biya, en passant par Ahidjo, il y a une même lignée ininterrompue, un même courant de pensée colonial puis néocolonial (ou « autocolonial » si le terme existe), et donc les mêmes responsabilités, la même volonté d’écarter par la force la possibilité d’une alternative, qui fut autrefois l’UPC, dont les idées irriguent aujourd’hui les mouvements d’opposition citoyens.

En étouffant la mémoire, on prive les citoyens camerounais de références et de racines, et l’on « perpétue l’idée qu’il faut fuir la politique et ne pas s’engager politiquement, comme le souligne Patrick un ancien militant étudiant. La majorité des Camerounais connaît à peine les noms d’Um Nyobè, de Moumié ou d’Ouandié et ne sait certainement pas pour quelles idées ils se battaient. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils sont morts et que leurs compagnons ont été exécutés ou emprisonnés. Cela n’encourage pas la participation politique… »

Dans sa cahute, Mathieu Njessap, qui se bat pour continuer, justement, à encourager le débat politique et à laisser des traces de cette mémoire réprimée, lâche cette jolie formule : « Les Français ont choisi des masques pour continuer à nous exploiter. » Des masques qui servent à dissimuler, mais qui, comme les Vénitiens l’ont montré, peuvent également être doués de leur vie propre et parfois maléfique. En espérant que le lendemain, tout sera oublié, effacé. Afin que le spectacle du pouvoir se perpétue.

URL source: https://www.mediapart.fr/journal/international/150819/la-memoire-etouffee-du-cameroun

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